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La Route du Blues-Deuxième Partie
De Memphis à la Nouvelle-0rléans ![]()
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Carnet de route : de Memphis à la Nouvelle 0rléans
A peine quelques dizaines de miles que nous avons quitté Memphis, et le paysage déroule déjà sa monotonie : une plaine, plate comme la main, qui s’étale à perte de vue et dans laquelle se succèdent des exploitations isolées. Première étape dans ces terres du Sud : Clarksdale, dans le comté de Coahoma, état du Mississippi. Clarksdale est la ville natale de John Lee Hooker, Son House, Sam Cooke, et d’innombrables bluesmen. Un passage obligé pour tous les passionnés du genre : le lieu où convergent les myhtiques routes 61 et 49, les deux grandes routes historiques qui traversent tout le delta. A la tombée de la nuit, nous nous rendons dans un club de Clarksdale, le Ground Zero, pour assister à un premier concert. Le propriétaire du lieu, Bill Luckett, nous raconte le rôle déterminant qu’à joué cette zone du Delta dans l’émergence du Blues : « Clarksdale est vraiment le “Ground Zero” pour le Blues ; c’est d’ici que tout est parti ! ». Nous pouvons juger de cette affirmation dès le lendemain, en nous rendant à Stovall Farms, aux portes de la ville : c’est ici que Muddy Waters, jeune ouvrier agricole, apprit à jouer de l’harmonica, puis de la guitare, et composa son premier répertoire. Comme beaucoup d’autres bluesmen, avant de tenter sa chance dans les grandes villes du Nord, il avait acquis dans le Sud une solide expérience, en jouant devant un public local. C’est le musicologue Alan Lomax qui, sur des conseils avisés, vint l’enregistrer ici pour la première fois en 1941. Muddy avait 26 ans. Deux ans plus tard, il partait pour Chicago…. La préservation du patrimoine musical du Delta doit beaucoup au travail de John Lomax, ainsi que de son fils Alan, qui l’assista sur le terrain et poursuivit son oeuvre après lui. Passionnés d’une musique populaire, jouée et chantée par les plus démunis, les deux hommes sillonnèrent le pays pour enregistrer des centaines de chansons – ballades, blues, chants de travail des noirs –, qui échappèrent ainsi à l’oubli.
Où retrouver aujourd’hui l’émotion éprouvée, à l’écoute des premiers enregistrements des artistes du Delta, alors que le Blues, avec une instrumentation réduite au minimum, était avant tout le témoignage d’un vécu et d’une appartenance ? La réponse, nous la trouvons à Como, au nord de Clarksdale, lors d’une rencontre avec le bluesman R.L. Boyce. R.L. Boyce est un bluesman très respecté au sein de sa communauté. Il nous invite à le suivre alors qu’il s’apprête à passer l’après-midi avec des amis, à l’ombre des arbres, dans un jardin. Là, un « bœuf » est rapidement improvisé, et Ladell a l’opportunité de partager un moment musical rare : guitares, amplis et batterie sont retirés des coffres des voitures, et R.L. Boyce entame plusieurs de ses compositions. Son style est très personnel : une rythmique lancinante, envoûtante même, et une voix rauque chargée d’émotion. Ladell, en l’accompagnant à la guitare, doit prendre la mesure de ce Blues très différent de celui de Chicago, et auquel il est habitué. La musique de R.L.Boyce est plus âpre, plus « sauvage ». Et lorsque Ladell improvise avec une pédale wah wah, le vieux Bluesman prend un plaisir réel à ce mélange des genres. Enfin, après avoir interprété plusieurs morceaux, il nous parle de l’origine de sa musique : le difficile quotidien qui fut le sien durant des années, à travailler dans les champs de coton… Avant les années 60, la société du Sud demeure coupée en deux. Les noirs subissent une discrimination raciale bien plus importante que dans le reste du pays, et toute tentative d’émancipation se voit opposer une résistance farouche. Le Ku Klux Klan, pourtant interdit officiellement en 1928, connaît même un regain d’activité dans les années 50, en réaction aux mouvements anti-ségrégationnistes. Prônant la suprématie de la race blanche, il fait planer une menace permanente sur les noirs et tous ceux qui prennent leur défense. Intimidations, violences, assassinats... Les états sudistes ont toujours eu le souci de marquer leur indépendance par rapport aux législateur de Washington. Depuis la fin de la guerre de Sécession, ce sont des centaines de lynchages qui ont été perpétrés. Symbole le plus célèbre de cette terreur au quotidien : l’affaire Emmett Till, en 1955. Agé de 14 ans, le jeune homme quitte Chicago pour un séjour d’été chez son oncle, dans le Mississippi. Accusé d’avoir sifflé une femme blanche, il est assassiné par le mari de celle-ci et son demi-frère, après avoir été sauvagement torturé. Une heure de délibération suffit au jury, exclusivement blanc, pour acquitter les deux hommes à l’unanimité. En toute impunité, ils avouent quelques mois plus tard leur culpabilité dans les pages du magazine Look, pour 4000 Dollars… Cette histoire, qui marqua en profondeur les consciences américaines, c’est Ladell qui me la raconte. Alors que nous dépassons Money, la petite ville où le drame s’est produit.
Nous roulons maintenant vers Greenwood, dans le comté de Leflore, où le bluesman Robert Johnson vécut ses dernières années. Johnson fut peut-être le musicien du Delta qui exerça la plus grande influence, tous genres confondus : de Mudy Waters aux Rolling Stones, des Blues Brothers à Ben Harper, de Led Zeppelin aux Red Hot Chili Peppers. Pourtant, il n’existe de lui qu’une trentaine de titres enregistrés, car il disparaît prématurément en 1938 à l’âge de 27 ans, après une sombre histoire d’adultère. La légende veut que ce soit ici, à la croisée des chemins traversant les champs de coton, que Johnson ait vendu son âme au diable, contre l’assurance de devenir le plus grand bluesman de tous les temps. Et c’est ici que Ladell choisit d’interpréter pour nous le « Cross Rad Blues » de Robert Johnson, à la guitare acoustique. A Greenwood, nous nous rendons dans le quartier de Baptist town, et faisons là-bas la connaissance de Sylvester Hoover. Propriétaire d’une épicerie, Sylvester est surtout un des gardiens de la mémoire musicale de la ville. Il connaît dans ses moindres détails l’histoire des bluesmen qui ont séjourné ici, tels que Honey Boy Edward, Guitar Slim, et bien sûr Robert Johnson. Il propose spontanément de nous guider dans Young Street, pour découvrir les itinéraires de ce dernier : le commerce où il allait acheter son alcool de contrebande, le coin de rue où il venait répéter avant ses concerts du samedi soir et tester son répertoire…
Sur le porche d’une des maisons avoisinantes, en compagnie de Sylvester et de quelques enfants du quartier, Ladell improvise un blues pour raconter ce qu’il vient de vivre, à la manière des anciens bluesmen du Mississippi. Le soir venu, nous sommes de retour à Clarksdale, à temps pour assister au concert privé d’un bluesman nommé Super Chikan. A plusieurs reprises, on nous a parlé en termes élogieux de cet artiste, qui fabriquerait lui-même toutes ses guitares, et disposerait d’un humour ravageur… Dès les premières notes, nous constatons que la réputation de Super Chikan n’est pas usurpée. Tout en étant ancré dans la tradition du Delta blues, son style est réellement original (« chikanifié », comme il le définit lui-même). Sur scène, il change régulièrement de guitare : l’une est en forme de poulet ( !), l’autre, de forme carrée, a été fabriquée à partir du capot d’une tondeuse… Et surtout, entre les morceaux, il se révèle un véritable conteur, faisant revivre à son auditoire le passé récent du Mississippi, lorsque les jeunes noirs, à cause de la pauvreté, devaient, à noël, fabriquer leurs propres jouets… Nous reprenons la route du Sud. A 200 kilomètres de Clarksdale, celle-ci rejoint enfin le fleuve : à Vicksburg, autrefois l’un des principaux ports commerciaux pour les bateaux à vapeur circulant entre la Louisiane et le reste du pays. Pour nous, juste le temps d’une pause dans le quartier historique, avant de quitter définitivement le Delta du Mississippi. Sur les rives du fleuve, la vieille gare est aujourd’hui désaffectée. Lors de la grande migration, nombre de noirs embarquèrent ici pour les villes industrielles du Nord, dans l’espoir d’une vie nouvelle. Parmi eux, en 1936, Willie Dixon, alors jeune boxeur, monte dans le train pour Chicago ; il deviendra là-bas l’un des plus importants compositeurs de l’histoire du Blues… La route 61 nous conduit maintenant vers la Louisiane. Destination : Baton-Rouge, la capitale de l’état, au Coeur du pays Cajun. Changement de décor : alors que les méandres du Mississippi viennent se perdre dans le golfe du Mexique, le bayou est omniprésent. Avec la mangrove qui envahit tout, les poissons-chats, et les alligators… Le bassin d’Atchafalaya, que nous décidons de découvrir en bateau, constitue le plus grand marécage d’Amérique du Nord. C’est une expérience inédite pour Ladell, bien loin ici des faubourgs de Chicago, et il improvise ici une nouvelle chanson, « Swamp queen », inspirée par le décor environnant. Indiens, Canadiens francophones, Espagnols, noirs de la Caraïbe : l’histoire mouvementée de la Louisiane a mis en présence des cultures multiples. Dans cette nouvelle étape de notre voyage musical, le Blues traditionnel cotoie d’autres formes originales, comme le Zydeco, blues-rock local dont l’instrument-maître est l’accordéon. Nous rencontrons, chez lui, l’un des grands noms du Zydeco : Major Handy. Celui-ci nous explique notamment que cette musique a su, dans la région, rassembler autour de la danse blancs (cajuns) et noirs (créoles).
Nous vérifions çà sur pièce, le soir-même, lors d’un concert de Major Handy au Teddy’s Juke Joint. Le Teddy’s Juke Joint se situe à la sortie de Baton-Rouge, sur la 61, et perpétue la grande tradition des Juke Joints du Sud. Les Juke Joints jouèrent un rôle essentiel dans le développement du Blues. Les établissements des blancs leur étant fermés, les noirs trouvaient là leur seul lieu de distraction, à la périphérie des villes ou au croisement des routes de campagne. Ils s’y réunissaient le week-end, pour boire un verre, écouter de la musique, et danser. Chez Teddy, plus tard dans la soirée, nous rencontrons également Larry Garner, grand bluesman de Baton-Rouge, que Major Handy invite à monter sur scène. Après avoir interprété une version très réussie du « Champagne and Reefer » de Muddy Waters, Larry Garner nous raconte la façon dont les Juke Joints et leur ambiance si particulière l’on fait rêver dès l’enfance, et marqué à jamais. Nous quittons Baton-Rouge et reprenons la 61 en direction de la Nouvelle Orléans. Entre ces deux villes, la seule voie de circulation était autrefois le Mississippi. Le long du fleuve étaient installées près de 400 plantations de sucre et de coton. Celles-ci recouraient à une main d’oeuvre d’esclaves ; Indiens, mais aussi Noirs, venus du Sénégal, de Guinée ou des îles de la Caraïbe. Nous décidons de nous arrêter à mi-chemin, à Vacherie, pour visiter l’une d’entre elles aujourd’hui restaurée : la Laura Plantation. Les grandes plantations de Louisiane connurent un essor très important au début du XIXe siècle, avec l’arrivée massive de milliers de créoles. Les planteurs blancs fuyaient alors Saint-Domingue, où la révolution avait tenu en échec la puissance coloniale et permis la création d’Haïti, première république nègre du monde. Le comportement des planteurs vis à vis des noirs leur appartenant pouvait varier d’une plantation à l’autre. Chacun interprétait à sa façon le fameux “code noir”, censé régir les rapports entre maîtres et esclaves. En général, les noirs vivaient regroupés dans des baraquements à l’écart des blancs et des Indiens. Une vie sous surveillance, où chaque nouvelle union devait être approuvée par le maître, et où tout manquement a la discipline pouvait être sévèrement puni. Avec Ladell, nous visitons une de ces maisons d’esclaves. Il nous rappelle notamment combien la musique était essentielle pour eux, et leur permettait de supporter leur condition…
Nous reprenons la route, et effectuons les derniers kilomètres avant le terminus de notre voyage. Nous arrivons maintenant à la Nouvelle Orléans, le grand port de la Louisiane, ouvert sur le golfe du Mexique. La ville ne ressemble à aucune autre de notre parcours : une dimension cosmopolite, où les multiples influences, francophones, latines, caribéennes ont permis l’éclosion d’une scène musicale originale. Louis Armstrong, Cab Calloway, fats Domino, mais aussi Little Richard, Guitar Slim, Professor Longhair ou encore Dr John… A la Nouvelle Orléans, le Blues côtoie le Jazz, le funk, la calypso et les rythmes vaudous, et entre ces genres différents s’est opéré ici une fusion explosive. A Jacskon Square, centre historique de la ville, Ladell décide d’improviser un blues funk avec des musiciens de rue (avec, aux percussions, Swiss Chris, le batteur de son groupe New Yorkais qui nous a rejoint pour cette dernière étape). 1500 kilomètres depuis que nous avons quitté Chicago et les rives du lac Michigan. Cette traversée de l’Amérique nous a conduit d’une rive à une autre, sur les traces du Blues et de l’histoire afro-américaine. Nous laissons la Nouvelle Orléans pour nous rendre à Fort Pike, à quelques kilomètres. Là, devant les eaux du golfe du Mexique, Ladell nous explique à quel point les rencontres qui ont jalonné notre parcours l’ont marqué, et l’ont plongé au cœur de ses racines musicales. Fin du voyage, donc. Après un dernier Blues instrumental de Ladell, face à la mer… ![]() |